samedi 28 janvier 2017

Ignorance

Mes interventions à l'Université de Porto ont été bien accueillies par les Brésiliens recrutés autour de Juliana. Ils m'ont chaleureusement remercié. [Juste une remarque : je dis les "Brésiliens" alors qu'il y avait cinq Brésiliennes et un seul Brésilien. Mais, en grammaire, le masculin continue à l'emporter sur le féminin quand les deux sont présents dans un pluriel. A moins que, le masculin ne se confonde ici avec le neutre, un genre latent associé au masculin justement. Bon, passons.] 

J'ai repris dans mes interventions ce thème, cher à Juliana, de la "colonisation scientifique de l'ignorance" qui acquiert une pertinence particulièrement aiguë en matière de nutrition. Mes auditeurs exerçaient tous le métier de nutritionniste. Leur formation scientifique les incitent à invoquer ce qu'ils ont appris pour combattre les nombreux préjugés alimentaires qui orientent la nutrition de la plupart des gens. L'imaginaire y a le premier rôle. Mais souvent, disent-ils, nous recevons dans nos cabinets de consultation des gens qui ne réussissent plus à choisir leur nourriture. Ils sont perdus dans cette cacophonie alimentaire orchestrée par les médias dont les messages contradictoires se sont multipliés au cours des dernières années. La science d'ailleurs, n'y est pas pour rien. Elle participe activement à cette confusion généralisée. Face à ce problème, et bien que mes Brésiliennes ne puissent guère se distancer de leur statut d'expertes en nutrition ("nous sommes détentrices d'un certain savoir qui, disent-elles avec tous les accents d'une conviction absolument sincère, pourrait être utile à ces gens ordinaires qui ne savent plus quoi manger pour rester jeunes, beaux et performants, ou même, seulement pour vivre") je préconisais des interventions presque psychanalytiques : si vous voulez rendre service à ces gens, leur disais-je, il faut que vous leur redonniez la maîtrise subjective de leur propre ignorance, si intensément colonisée par l'expertise ubiquitaire à laquelle ils ont affaire dans leur vie ordinaire et qui les place dans une situation de dépendance politique vis à vis des savoirs qu'ils ne maîtrisent pas. Ceux-ci cherchent en effet à imposer leur pertinence dans tous les domaines. Quand je dis que les gens doivent retrouver la "maîtrise" subjective de leur ignorance, le mot ne me paraît pas parfaitement juste. Il s'agit plutôt de faire en sorte que nous puissions assumer subjectivement les surprises imprévisibles que nous réserve notre ignorance au moment de l'action. Notre ignorance, une fois assumée, nous permet d'acquérir une certaine distance avec nous-même, un recul qui peut, dans certaines situations, nous faire rire de nous-même, ce qui est, nous le savons tous, essentiel pour être heureux. Merci, Sigmund.

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