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dimanche 13 octobre 2013

Feyerabend et la France

J'ai relu "Tuer le temps" de Feyerabend et la France est étrangement absente de sa biographie. Il a été militaire de la Wehrmacht en Bretagne pendant l'occupation mais il y est allé à contre-coeur. Il voulait rester en Allemagne pour "nettoyer les casernes". Son séjour en Bretagne, à Quelrne-en-Bas, près de Brest, ne lui a guère laissé de souvenir : "C'était une vie monotone", écrit-il. Une vie marquée par des corvées pendant la semaine et les week ends à Brest "pour le sexe et l'alcool". Mais il ne partage pas ces virées avec ses camarades : "Je restais chez moi. En partie par frime, en partie par paresse. (...) Je pouvais dormir et lire les livres que j'avais emportés avec moi." A part cela, la France n'existe pratiquement pas. Il cite Derrida à un moment donné, en particulier dans le livre que je viens de traduire où on lui pose la question de savoir si sa position philosophique ne ressemble pas à celle du déconstructionisme de Derrida. Sa réponse montre qu'il ne prend pas la question très au sérieux. Je crois que Paris n'est pas cité une seule fois dans sa biographie alors que l'on retrouve presque toutes les capitales européennes. Quand il parle des réactions à "Contre la méthode" il parle des "intellectuels" de la façon suivante : "Il s'agit là d'une communauté très spéciale. Ils écrivent d'une manière spéciale, ils ont des sentiments spéciaux et semblent se considérer eux-mêmes comme les seuls représentants légitimes de la race humaine, ce qui veut dire en fait, d'autres intellectuels. Les intellectuels ne sont pas des scientifiques ; mais ils peuvent s'extasier devant les réalisations de la science. Ce ne sont pas non plus des philosophes... (...) Cette communauté commence maintenant à me trouver quelqu'intérêt, ce qui veut dire qu'elle m'a élevé à sa hauteur, m'a contemplé brièvement pour me laisser tomber aussi sec. Elle m'a rendu apparemment plus important que je n'ai jamais pensé l'être, a énuméré mes points faibles pour me remettre à la place que j'avais au départ." (.186)
Quand j'ai traduit "Contre la méthode", traduction qu'il faudrait refaire à partir de la dernière édition qui a beaucoup changé par rapport à la première, j'ai écrit à Feyerabend pour lui demander quelques précisions sur des points que je n'avais pas bien compris. Il m'a répondu trois lignes en éclaircissant brièvement les points obscurs. Ensuite, je l'ai invité au GERSULP à Strasbourg, invitation qu'il s'est empressé de décliner en disant qu'il n'aimait pas les intellectuels avec leurs discussions stériles. Je me suis senti visé par ce mépris. Il ne me connaissait pas. Je pense qu'à travers moi, il visait l'intelligentsia française. J'ai pensé que c'était très injuste pour cette intelligentsia dont je ne me sens guère représentatif. Mais l'accueil qu'il a eu en France avec ma traduction de CM était mitigé. On était à la fin des années 70 et ce fut l'époque de la montée en puissance des études STS, Bruno Latour en tête de peloton. Je crois que Bruno ne prenait pas Feyerabend au sérieux. Il ne le cite pas (ou, en tout cas, très peu). Et je pense qu'une certaine concurrence s'est implicitement installée entre STS et la critique feyerabendienne des sciences à un moment où il fallait faire un choix entre lui et cette communauté naissante qui cherchait à se faire reconnaître dans sa spécificité française. Tout s'est passé comme si, aux yeux des Français justement, Feyerabend avait usurpé un rôle frondeur et critique, dont les intellectuels français se piquent d'avoir une sorte de monopole implicite. D'où cette espèce de désamour dont il a été victime, de manière très injuste à mon avis. 

1 commentaire:

  1. Je me dis en te lisant que ce qui apparaît comme un faisceau de tendances convergentes à distance temporelle : critique politique des sciences, critique épistémologique, ouverture des points de vue, etc. correspond sur le moment à des divergences profondes. Plus on est proches dans la défense de certaines "causes", plus on s'oppose ou même on se déteste ou on se méprise dans les faits, à cause de la concurrence, culturelle et non pas sociale.

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