Je suis en train de lire un livre merveilleux : Manières d'être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous (Actes Sud, 2020) de Baptiste Morizot. C'est une suite passionnante au livre d'Abram que j'ai si souvent recommandé à mes amis. Il m'a également fait penser à Joe Hutto, et sa passion pour les "wild turkeys" dont j'ai parlé le 17 janvier 2016 dans ce même blog. En tout cas c'est une piste formidable pour tenter de réinventer notre nature, notre animalité, notre humanité. Dans la première partie il évoque sa propre expérience de "pisteur" de loups dans le Vercors. Il a été l'invité d'Adèle van Reeth pour "les chemins de la philosophie" le 4 avril 2016. Je publie ce petit extrait sur l'enquête, en pensant à Joëlle qui aurait certainement pu inspirer ces mêmes idées.
« Cette approche est paradoxalement d’une grande violence envers l’animisme : elle oublie que la spécificité de l’enquête dans d’autres formes culturelles que la nôtre, ce n’est pas qu’elle est absente, c’est qu’elle est continue, immersive et partagée par tous. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de réflexion analytique chez les chasseurs-cueilleurs, c’est qu’elle est diffusément là tout le temps, tissée au reste. Contrairement à notre tradition où elle est officiellement localisée dans des actes isolés de “recherche”. Nous sommes, depuis les théoriciens grecs, les clercs médiévaux et jusqu’aux chercheurs de métier actuels, la seule civilisation qui a autonomisé et confisqué le champ de l’enquête, en professionnalisant le métier d’enquêteur (on appelle cela un scientifique, ou un expert), aspirant tout le savoir légitime comme produit de l’activité de quelques-uns. C’est une confiscation d’une grande violence, qui invisibilise que tout le monde, dès qu’il est en prise avec la vie, enquête. Les praticiens de tous les pays, autochtones amazoniens ou paysans de la Creuse, passent leur temps à enquêter, sans protocoles expérimentaux officiels ni peer-reviewing. Certains sont brillants et captent mille choses inconnues des autres, mènent des enquêtes précises, intuitives, imaginatives et pourtant finalement exactes, aboutissant à des savoirs fascinants, comme on le voit aussi bien chez les agroécologues et permaculteurs australiens que chez les pisteurs bushmen du Kalahari. Certains, c’est comme pour tout, sont plus obtus, appliquent des recettes, s’arrêtent sur des certitudes dogmatiques, projettent des sens qui ne sont pas là, raisonnent par habitudes de pensée, par facilité, par superstition. Mais l’enquête est là, elle est partout, c’est le nom caché de la vie. »
Cher Baudouin, merci encore pour la rencontre magnifique avec David Abram à Lisbonne! J'y repense souvent. Moi aussi en effet j'ai vraiment admiré les passages sur l'enquête dans les textes de Morizot (notamment "la piste animale", et les hypothèses qu'il fait, passionnantes. Parfois, je trouve qu'il est un peu trop admiratif des grands prédateurs (comme le loup, la panthère). Mais en fait chacun affronte un peu ses fantasmes, dans la recherche et dans la vie. Il raconte ainsi comment il rêve la rencontre avec un grand prédateur, un grizzly, qui en fait lui témoigne une totale indifférence, ce qui le mortifie un peu. En lisant le récit de la rencontre enchantée avec les loups (il y a aussi ça chez Vincent Munier, photographe animalier), je pensais aux brebis un peu hors champ dans son récit, mais elles aussi concernées par les nécessités d'une sémiotique des présences et d'une enquête.
RépondreSupprimerLa première partie du livre est consacrée au pistage des loups. La deuxième partie nous entraîne dans l'éthique de Spinoza. Je suis encore dedans. C'est très intéressant. En tout cas merci pour ton commentaire ma chère Joëlle !
RépondreSupprimer